1945 – Gérard Philipe, Prince Blanc du "Federigo" de René Laporte (1)

Olivia, Federigo et le Prince Blanc (Carrefour du 17 mars 1945) (c) BnF

Les débuts parisiens de Gérard Philipe, en 1943, dans l’ange de Sodome et Gomorrhe de Jean Giraudoux, n’ont laissés indifférents ni la critique dramatique ni le public. Les suites de cette apparition si marquante vont rapidement apparaître : cette persona angélique va inspirer un poète nouvellement dramaturge.

Frappé par l’apparition du jeune comédien, René Laporte (1905-1954) a cette vision toujours en tête lorsqu’il travaille à l’adaptation d’une nouvelle de Mérimée, Federigo, laquelle forme la trame de sa première pièce de théâtre. 

Il expliquait ainsi la genèse du personnage :

« J’avais longtemps rêvé à une admirable nouvelle de Mérimée […]. […] elle me poursuivit si longtemps que j’en tirais une pièce […]. On n’écrit pas pour le théâtre comme on écrit un roman. […] L’auteur dramatique […] projette déjà [les personnages] sur une scène, et ils y rencontrent ces êtres de chairs qui sont les médiateurs de nos songes : les comédiens. Quand le personnage qui dans ma pièce se nomme le Prince Blanc m’apparut, il surgit à moi déjà avec un visage et un corps, celui d’un adolescent éblouissant qui marchait dans Sodome et Gomorrhe avec la démarche des songes et la grâce de l’extrême jeunesse : Gérard Philipe. C’est à lui que je pensais, écrivant la première scène où apparaît le Prince Blanc : "Ce n’est pas difficile à réussir, une vie, dit-il, quand on a bien choisi ses buts…" Ma pièce achevée, j’eus le bonheur de réunir pour la jouer ce jeune homme éclatant qui m’avait hanté tandis que j’écrivais et la plus belle Olivia qu’on puisse concevoir. C’est ainsi que, grâce à Federigo, sur la scène du théâtre des Mathurins, Gérard Philipe fit la connaissance de Maria Casarès. » (Cité dans Gérard Philipe, Souvenirs et Témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy, Gallimard, 1960, p. 54.)

Pour son auteur, Federigo « est d’abord une pièce d’amour. Si elle est poétique, c’est plus par l’atmosphère que par le texte, qui est simple, quoique plein de sous-entendus, et qui fait beaucoup de place à l’acteur. Je suis, au théâtre, partisan du "jeu". D’ailleurs, "Federico" [sic] est le nom et l’histoire d’un joueur ! » (Yves-Bonnat, Ce Soir, 2 février 1945.)

L’intrigue ? Elle était ainsi résumée dans Carrefour (17 mars 1945) :

« Mérimée conte, dans une de ses nouvelles, l'aventure d'un jeune seigneur. Federigo, qui, s'étant ruiné au jeu, dut se retirer à la campagne. Un soir il reçut la visite de Jésus et des douze apôtres qui voyageaient incognito. Federigo les traita si généreusement, que Notre-Seigneur, pour le remercier, lui permit de demander trois grâces, s'engageant à les accorder sur le champ. Federigo formula ses souhaits : toujours gagner aux cartes et avoir la faculté d’immobiliser sur son escabeau ou sur l'oranger de son jardin les importuns qui s’en approcheraient. Exaucé, il acquit une fortune immense et vécut cent quarante ans. Chaque fois que la Mort s’approchait de lui, il la clouait en effet sur son siège ou contre son arbre. De plus, Federigo, ayant provoqué malgré lui la mort de douze de ses amis se rendit aux Enfers pour libérer leurs âmes. L'entreprise réussit, car il traita l’affaire avec Pluton devant une table de jeu et n'eut pas de mal à gagner. Ce conte, inspiré d’une légende du moyen âge, est traité par Mérimée avec une irrespectueuse ironie. […]

M. René Laporte, portant ce sujet à la scène, l’a transformé et étoffé. Il a remplacé le Christ et sa céleste cohorte par un ange — un beau prince Blanc qui paraît sorti d'un tableau de Pollajuolo. Songeant d’autre part que l’amour inspire le désir d'une éternelle union, il a imaginé que pour chaque amant la Mort était représentée par l’être aimé. C'est une idée ingénieuse. Pour Federigo, la mort, c’est son épouse bien aimée, Olivia. Comme femme il l’adore ; comme messagère du royaume noir, elle l'inquiète, et à coup d'oranger, il retarde d'un siècle l'heure du bonheur suprême.

[…] Quelques objections naissent pourtant dans notre esprit. Entre les inventions moyenâgeuses de l’escabeau et de l’oranger, et le symbolisme surréaliste que M. Laporte nous propose, un contraste s’établit qui n'est pas quelquefois sans heurter. L’épisode des âmes gagnées aux Enfers, transplanté dans un climat faustien, devient peu intelligible.

Enfin, si Olivia, par décret divin, est la douce mort de Federigo, on ne comprend pas très bien pourquoi elle met sans cesse en doute la réalité de ce destin merveilleux. Aussi la pièce semble-t-elle parfois un peu obscure. L’aventure de M. Laporte n'est pas vulgaire : disposant de thèmes trop nombreux et trop divers, il n’a pas toujours réussi à instituer une parfaite harmonie entre eux. »

 

Maria Casarès dans "Federigo" (Volontés de ceux de la Résistance du 14 mars 1945 )

Federigo de René Laporte : synopsis détaillé et extraits

La première scène jouée par Gérard Philipe est citée ci-dessous.

« L’action se situe en Toscane. Le premier acte et les deux tableaux du second acte se passent au début du XVe siècle. Le troisième acte au début du XVIe siècle. »

 

Acte I

Scène 1 : Markus, le domestique de Federigo, explique à la jeune Olivia que son voisin est un grand bourgeois florentin désargenté : il a dilapidé tout l'héritage paternel au jeu. Il ne lui reste plus que cette petite maison, dans laquelle il s’est réfugié avec Markus.

Scène 2 : Arrivée de Federigo qui revient de la chasse ; il a entendu la dernière remarque d’Olivia : « Je croyais que le jeu n’était que le jeu. Jouer, c’est donc faire un métier ? ». Il répond : « Pas tout à fait […]. C’est plutôt se mettre en état de grâce. » Il déteste qu’on ait des droits sur lui, n’apprécie pas, par exemple, que le seigneur du crû ait des droits de chasse là où Federigo poursuit le gibier. Mais, aujourd'hui, une gitane lui a dit la bonne aventure : elle lui a promis que quelque chose d’heureux lui arriverait le soir même.

Scène 3 : Federigo est attiré par la pureté d’Olivia, sa jeune et candide voisine. Même s’il ne peut rien lui promettre (car il aime par-dessus tout sa liberté), il lui donne rendez-vous au soir. Éprise de lui, Olivia ne lui demande rien d’autre que d’être « un relais entre un coup de cartes malheureux et un coup heureux. […] Quand vous serez loin, promettez-moi de fermer les yeux. Vous retrouverez ce paysage, et Olivia dans ce paysage. Olivia votre relais d’un soir. »

Scène 4 : Markus prépare le gibier apporté par Federigo. Ce dernier lui demande de jouer aux cartes avec lui. Évoquant ses anciennes maîtresses, Federigo affirme que : « Olivia, c’est autre chose. Elle m’impressionne, j’ose à peine la toucher. Il y a en elle quelque chose qui n’est pas naturel, une pureté qui semble venir d’un autre monde. » Perdant sa partie de cartes contre Markus, Federigo se souvient de ses « douze morts » : douze jeunes gens qu’il a ruinés aux cartes, qui ont été ensuite rejetés par leurs familles, sont devenus brigands de grands chemins, et en ont payé le prix par une condamnation à mort. Au loin, il voit arriver un voyageur blond qui ressemble à son ami Domenigo (lequel était l'un de ces douze morts).

 Scène 5

« L’inconnu s’arrête sur le seuil. Les deux hommes le fixent avec un reste de crainte. On devine que Federigo et Markus sont surpris par l’élégant pourpoint blanc de l’inconnu, sa beauté, sa prestance. L’inconnu a des bottes, un arc, c'est un voyageur. Il se décide à rompre le silence.

LE PRINCE BLANC. — Peut-on entrer ?

FEDERIGO. — Entrez.

LE PRINCE BLANC. — Je vous salue, seigneur Federigo.

FEDERIGO. — Vous connaissez mon nom ?

LE PRINCE BLANC, doucement. — Je le connais.

FEDERIGO. — Par qui ?

LE PRINCE BLANC. — Je connais le nom de tous ceux qui font bon accueil à l’étranger.

FEDERIGO, qui reprend son assurance. — Mais on ne s’égare pas dans cette contrée perdue.

LE PRINCE BLANC, souriant. — Où vous vous êtes vous-même égaré, peut-être ?

MARKUS, à Federigo. — Drôle d’homme, Monsieur, et drôles de propos.

FEDERIGO, au Prince Blanc. — Que souhaitez-vous de moi ?

LE PRINCE BLANC. — Il m’est arrivé une aventure stupide. Tout à l’heure, étant fatigué de galoper, j’ai attaché mon cheval a un arbre, et je me suis étendu dans l’herbe pour dormir. Quand je me suis réveillé, plus de cheval.

FEDERIGO. — Dans notre Toscane ou tout le monde se bat, où, si elles le pouvaient, les pierres des murs se battraient entre elles, il n’est pas prudent de voyager sans escorte.

LE PRINCE BLANC. — Je n’ai pas besoin d’escorte.

FEDERIGO. — Saint Georges, lui-même, je vous l’affirme, ne se promènerait pas seul en Toscane...

LE PRINCE BLANC, amusé. — Croyez-vous que saint Georges, vraiment ?... Si je n’aime pas les escortes, c’est parce que je n’aime pas non plus les voyages où tout est connu d’avance. Il me plait d’aller à ma fantaisie. Je suis un voyageur qui se risque, voilà tout...

FEDERIGO. — Vous cherchez peut-être un cheval ?

LE PRINCE BLANC. — Exactement.

FEDERIGO. — Mon domestique s’occupera de vous trouver cela dans le village. Est-ce tout ?

LE PRINCE BLANC. — J’ai aussi bien faim et bien soif, je l’avoue.

FEDERIGO. — II se trouve qu’aujourd’hui j’ai fait quelque chasse. Vous en profiterez.

MARKUS — Il est bien tard, Monsieur, pour préparer le lièvre.

FEDERIGO. — Mets à rôtir les tourterelles, si cela doit aller plus vite. Nous attendrons.

MARKUS. — Mais, Monsieur...

FEDERIGO, — Cours et fais ce que je t’ai commandé.

(Markus sort.) »

 

Scène 6

« Federigo, Le Prince Blanc, puis Markus par moments.

LE PRINCE BLANC, regardant autour de lui. — Ce pourrait être ici la demeure d’un sage. J’imagine un homme d’expérience qui porterait sur toutes choses, sur le buisson de roses qui couronne votre puits, sur le moineau qui lisse ses plumes au sommet de votre oranger, un regard d’ardente et tendre possession. Mais j’ai compris tout de suite que vous n’étiez pas l’homme de votre maison.

FEDERIGO, tout en versant à boire. — A quoi avez-vous compris cela ?

LE PRINCE BLANC. — Justement à votre regard. J’ai l’habitude de lire dans le fond des yeux.

(Il s'approche de Federigo.)

FEDERIGO. — Inutile de lire dans les miens. Vous êtes étrange, Monsieur, et un peu indiscret…

LE PRINCE BLANC, très vite. — Pardonnez-moi. L’indiscrétion, c’est le défaut de tous les voyageurs.

FEDERIGO. — Moi, franchement, je me contenterais de savoir qui vous êtes.

LE PRINCE BLANC, sec. — On me nomme le Prince Blanc.

FEDERIGO, interloqué. — Ah !

LE PRINCE BLANC. — Vous m’excuserez de ne pas en dire davantage. Les affaires qui me font voyager ne me sont pas personnelles.

FEDERIGO. — Vous voyagez beaucoup ?

LE PRINCE BLANC. — Beaucoup.

FEDERIGO. — Je vous envie. Comme vous, naguère, je parcourais l’Italie, partageant les querelles des uns, les ambitions des autres, cherchant à découvrir dans chaque querelle le secret d’une ambition.

LE PRINCE BLANC, souriant. — Et dans chaque ambition le motif d’une querelle ?

FEDERIGO. — J’ai fait la guerre, en effet, mais assez peu. Je suis bourgeois florentin. Les gens de mon monde paient des soldats qui se battent à leur place. De plus, quand on a décidé comme moi de faire une carrière de sceptique…

LE PRINCE BLANC. — Sceptique ! Curieux mot !

FEDERIGO. — On n’accorde que peu d’intérêt aux intérêts généraux des hommes. L’habileté suprême consiste à fuir tout ce qui peut être une domination collective : la famille, le service militaire, l’amour même. Quand on tait cavalier seul, on passe plus aisément à travers les orages.

LE PRINCE BLANC, grave. — L'amour n’a jamais porté malheur à personne, seigneur Federigo.

FEDERIGO. — J'ai beaucoup aimé, moi, et l’amour m’a nui dans ma carrière d’homme heureux.

LE PRINCE BLANC. — Les cartes aussi, si je suis bien informé.

FEDERIGO. — Comment savez-vous ?... Oui, les cartes. Mais le jeu a ceci de supérieur à l’amour, qui n’est qu’un jeu selon les mots, que lorsqu'il vous contrarie, vous piétine, vous endolorit, il vous donne encore de la joie. Je suis un amant qui a horreur d’être trompé, tandis que je suis un joueur qui trouve de la volupté même dans la malchance et la perte.

(Markus entre et met le couvert.)

LE PRINCE BLANC. — Je ne comprends rien au jeu. Ou, si je joue, je m'arrange pour avoir tous les atouts dans la main.

FEDERIGO, riant. — Dans les tripots, cette adresse porte Un vilain nom.

LE PRINCE BLANC. Je ne joue pas avec des cartes.

FEDERIGO. — Avec quoi, alors ? Avec des femmes ? Avec des princes ? Avec des âmes, peut-être ?

LE PRINCE BLANC. — Pourquoi pas...

FEDERIGO. — Chercher les âmes, ne serait-ce pas chercher l’amour ?

LE PRINCE BLANC. — Pourquoi pas ?

FEDERIGO, léger. — Vous qui me parliez tout à l’heure de voyages sérieux !…. Dites-moi s’il y a des pays où on les gagne, les âmes, plus vite que dans d’autres.

LE PRINCE BLANC, vague. — Naturellement, il y en a.

FEDERIGO. — Et dites-moi si vous venez de loin.

LE PRINCE BLANC, même jeu. — Je cours le monde.

FEDERIGO. — Vous êtes donc un pèlerin ?

LE PRINCE BLANC. — Un soldat, plutôt.

PEDERIGO. —Je ne vois pas vos armes, ni votre cuirasse. (Soudain violent.) Vous n'appartenez pas aux Visconti, au moins ?

LE PRINCE BLANC. — Je n’appartiens à aucun prince.

FEDERIGO. — Comme je vous comprends ! Je n’aime pas la guerre, mais j'aime la liberté. Je veux qu’on puisse dire de moi : "Il ne peut être né qu’à Florence puisqu'il est un homme libre."

LE PRINCE BLANC. — Mais la liberté, c'est comme l’amour, c’est comme la foi : ça se défend !

FEDERIGO. — Il faudrait d’abord avoir envie de défendre la foi, de défendre l’amour. Excusez-moi : en ces matières, je reste neutre. (Un temps.) C'est à Florence que vous allez ? Vous y trouverez des âmes accueillantes.

LE PRINCE BLANC. — Exactement, je vais à Fiesole, pour visiter dans un couvent de dominicains un frère qui se nomme Giovanni. C’est un peintre qui a des dons merveilleux. Mais il est modeste, et il ne connaît pas son génie. Je vais lui porter l’assurance et l’inspiration.

(Markus est entré, portant le dîner, les deux hommes mangent.)

FEDERIGO. — Savez-vous que vous êtes tout de même un peu trop mystérieux ?

LE PRINCE BLANC. — Je ne trouve pas.

FEDERIGO. — Vous qui prétendez posséder le pouvoir de révéler des hommes à eux-mêmes...

LE PRINCE BLANC — Je n'ai pas dit cela. Je suis persuasif, voilà tout.

FEDERIGO, avec un sourire amer. — En tout cas, je vous en préviens, vous ne me persuaderez pas que mon sort est enviable, Je sais ce que je suis, allez. Et surtout ce que je vaux. Le poids d’une cendre future et le poids de quelques désirs, cela fait un homme... Je ne laisserai rien derrière moi. Soit. Et après ? II me suffirait de savoir que j’arriverai à ma vieillesse en me disant : je n’ai pas manqué ma vie.

LE PRINCE BLANC. — Ce n’est pas difficile à réussir, une vie, quand on a bien choisi ses buts. Malheureusement, on vise toujours trop haut.

FEDERIGO. — Mais imaginez un chasseur très habile qui resterait des heures à l’affût sans voir jamais le moindre gibier. Ses yeux se fatigueraient, ses mains trembleraient d’énervement. À la fin, il raterait la cible la plus facile, l’oiseau au vol le plus lourd. Ce chasseur, c’est moi.

LE PRINCE BLANC. — Y a-t-il tant de bonheurs qui vous font défaut ?

FEDERIGO, qu'une légère griserie exalte. — Je suis avide, terriblement avide.

LE PRINCE BLANC. — Et que souhaitez-vous ?

FEDERIGO. — L’avidité.

LE PRINCE BLANC. — Ah ! Nous n’en sortirons pas. Écoutez, seigneur Federigo, vous avez été généreux avec moi. Généreux, je veux l’être à mon tour. Je vais vous proposer quelque chose.

FEDERIGO. — Un prêt d’argent ? Un marché ? Méfiez-vous, je n’ai guère de crédit...

LE PRINCE BLANC. — Non. Un jeu, simplement. Le jeu de la persuasion.

FEDERIGO. — Je ne le connais pas.

LE PRINCE BLANC. — Il s’agit de faire des souhaits. Faites des souhaits, et je vous promets qu’ils seront exaucés.

FEDERIGO. — C’est ce que promettent les mères pour endormir leurs enfants.

LE PRINCE BLANC. — Essayez toujours. Je vous propose trois souhaits. Mais je mets une condition à leur réalisation : c’est que vous n’en direz rien à personne. Est-ce promis ?

FEDERIGO, qui croit qu'on joue. — Promis. Vous faites de la magie ?

LE PRINCE BLANC. — Vous me plaisez, je vous veux du bien. Je suis tombé chez vous par hasard et je ne le regrette pas.

FEDERIGO. — Je vous entends. Toujours votre fameuse indiscrétion... Vous rencontrez un homme, il s’agit de le piller de ses plus secrètes pensées. On récolte comme ça de charmantes anecdotes, on se prépare comme ça d’amusants souvenirs.

LE PRINCE BLANC. — Essayez donc, puisque ce n’est qu’un jeu.

FEDERIGO. — C'est vous qui serez déçu. Sans doute imaginez-vous que je vais demander un palais, le secret de la pierre philosophale, le trésor des Pharaons.

LE PRINCE BLANC. — Vous êtes libre de choisir.

FEDERIGO, un peu lyrique. — Un instant. Je ferme les yeux. Je me vide l'esprit de toute pensée. J'attends, dans le vide de moi, ce qui va être mon inspiration.

LE PRINCE BLANC. — Vous disiez, tout à l’heure, que vous soufriez d’un surcroît de désirs.

FEDERIGO. — J'en ai trop, c’est vrai. Alors en choisir trois, délibérément, en faisant un tri, c’est difficile. Je suis un homme de hasard. J’aime mieux m'en remettre au hasard. (Un temps.) Mais c’est terrible, je ne trouve rien. (Il rouvre les yeux et ses regards se posent sur la table.) Ah ! je crois que j'y suis. Vous voyez ce jeu de cartes ?

LE PRINCE BLANC. — Oui.

FEDERIGO. — Accordez-moi de gagner chaque fois que je jouerai en me servant de lui.

LE PRINCE BLANC. — Accordé.

FEDERIGO, souriant. — Ce serait amusant tout de même, si c'était vrai.

LE PRINCE BLANC. — Et le second vœu ?

FEDERIGO. — Laissez-moi chercher, je vous prie.

LE PRINCE BLANC. — Demandez, par exemple, le salut de votre âme.

FEDERIGO. — Oh ! Pour ça, j'ai le temps.

LE PRINCE BLANC. — Je ne veux pas vous influencer, mais…

FEDERIGO, que l'ivresse rend tendre. — Vous me plaisez, Prince Blanc. J'aimerais que vous soyiez mon ami. Ah ! Je voudrais vous retenir ici.

LE PRINCE BLANC, poli. — Mon cœur y demeurera.

FEDERIGO. — Il m'arrivera peut-être, un jour, de vouloir profondément retenir un être, de me sentir impuissant à le faire. Donnez-moi ce pouvoir...

LE PRINCE BLANC. — Votre vœu est confus. Précisez-le.

FEDERIGO, qui ne cesse de regarder autour de lui. — Puisqu’on est dans l’absurde…. Voyez-vous cet oranger qui ombrage ma porte ? Il retient des fruits tant qu’il le peut, des oiseaux tant qu’il le peut. Pourquoi ne retiendrait-il pas ce qui me plaît à moi, son maître, ce que je ne voudrais pas voir tomber, ni fuir ?... Voici mon second vœu... Accordez-moi le pouvoir d'empêcher de descendre de cet arbre quelque être ou quelque chose qu’il me plaira d’y garder.

LE PRINCE BLANC, grave. — Accordé.

FEDERIGO. — On dirait que vous jouez sérieusement.

LE PRINCE BLANC. — Pensez donc au salut de votre âme, il en est temps encore.

FEDERIGO. — Rien ne presse, vous savez.

LE PRINCE BLANC. — Alors, cette troisième grâce ?

(Federigo fixe son regard sur l'escabeau où tout à l'heure Olivia était assise et il sourit.)

FEDERIGO. — Attendez, attendez... Je souhaite que celui qui s’assiéra sur cet escabeau n’aie le loisir de se relever sans que je le veuille.

LE PRINCE BLANC, hésitant. —Vous n’avez pas autre chose à demander ?

FEDERIGO. — Eh ! Messire, vous faussez le jeu.

LE PRINCE BLANC. — Bon. Accordé.

FEDERIGO. — Après tout, ce serait moins amusant que les cartes.

LE PRINCE BLANC. — Qu'est-ce qui serait moins amusant ?

FEDERIGO. — Il y a un moment, une jeune fille était assise sur l’escabeau. J'ai pensé à elle en faisant mon vœu. Et si je la retenais, c’est elle qui prendrait des droits sur moi. 

LE PRINCE BLANC, intéressé. — Une jeune fille que vous aimez ?

FEDERIGO. — N’exagérons rien, Si je devais aimer — mais je ne veux pas aimer — je crois que celle-là, mieux que d’autres, me réconcilierait avec moi-même... Figurez-vous que je ne pense pas comme tout le monde, que l’amour soit un partage, une rencontre qui contente harmonieusement les deux parties. Ce serait banal. L'amour, le grand amour, à mon sens, n’est donné à l’homme que pour l’éclairer sur ses propres richesses, à la lumière d’un autre être.

LE PRINCE BLANC. — Comment s’appelle-t-elle, cette jeune fille ?

FEDERIGO. — Olivia.

LE PRINCE BLANC. — Et si c'était elle, votre lumière ?

FEDERIGO, riant. — Oh ! moi, vous savez, je ressemble aux hiboux. Je n’aime que la nuit. Je me dirige très bien dans ma nuit.

(Le soir est lentement tombé. Markus entre avec une lampe.)

MARKUS. — Le cheval est là, Messieurs.

LE PRINCE BLANC, se levant. — Il faut partir. (À Markus.) J'y vais. (Markus sort vers la cuisine.) Merci de votre accueil, seigneur Federigo.

FEDERIGO. — Ne vous moquez pas. Je regrette de n’avoir pas eu cuisine et breuvage plus honorables.

LE PRINCE BLANC. — Il ne faut pas médire de votre vin. C’était du bon vin.

FEDERIGO, riant. — Je le connais, hélas !

LE PRINCE BLANC. — Voulez-vous m’en donner encore un verre ?

FEDERIGO. -— Avec joie.

LE PRINCE BLANC. — Mais je le boirai à moitié, et vous le finirez en gage d’amitié,

FEDERIGO. — Avec joie aussi. (Federigo verse à boire au Prince Blanc. Celui-ci, dans la pénombre, boit quelques gorgées, puis tend le verre à Federigo. Pendant que celui-ci boit, le Prince Blanc gagne la porte et disparaît dans la nuit. Sur le visage de Federigo se peint l’étonnement. Il s'arrête une seconde de boire.) Mais… (Il goûte encore.) Mais ce n’est pas mon vin ! Celui-ci est dix fois, cent fois meilleur que le mien ! Prince, est-ce vous qui, par plaisanterie, l’avez changé avec le vôtre ! (Il se retourne et ne voit personne.) Prince ! Prince ! Où êtes-vous ? (Il sort en courant sur le chemin. Un temps. Il reparaît.) Il est parti ! C’est incroyable. (Federigo regarde l’escabeau. Comme saisi d’une pensée subite, il va prendre le jeu de cartes, l’étale sur la table, regarde chaque figure. Enfin, il appelle fiévreusement.) Markus ! Markus !

VOIX DE MARKUS. — Voilà, Monsieur.

FEDERIGO. — Apporte de la lumière. Vite. Vite. »

Scène 7 : Après le départ du Prince Blanc, Federigo essaye son jeu de cartes « enchanté » et s’aperçoit qu’il gagne toujours. Il ordonne à Markus de préparer leur départ pour Florence. À Olivia, qui est entrée sur ces entrefaites, il explique que la prédiction s’est réalisée : il a rencontré quelqu’un qui lui a porté bonheur. Olivia a croisé le Prince Blanc sur la route, et apprend à Federigo que « Prince Blanc » est l’appellation que l’on donne aux anges, dans la région. Malgré le départ prochain de Federigo, Olivia lui accorde de passer la nuit avec elle, sans pour autant lui demander d'aliéner sa liberté.

 

Acte II

- Premier tableau -

Scène 1 : Chez Federigo, à Florence, en 1416 (donc trois ans plus tard). Dona Bianca vient chercher son mari Giuseppe, en lui reprochant d’y passer ses jours et ses nuits, et de s’y ruiner au jeu.

Scène 2 : Giuseppe et son ami espagnol Don Esteban s’étonnent de la chance permanente de Federigo, quel que soit le lieu ou le jeu. Federigo, devenu très riche et qui s’ennuie de toujours gagner, renvoie Giuseppe chez lui en lui enjoignant de demander le pardon de son épouse Donna Bianca. Il apprend qu’une dame voilée l’attend dans la pièce à côté ; on croit avoir reconnu la vertueuse baronne Bartolomèo.

Scène 3 : Markus introduit la dame voilée qui attendait Federigo. La baronne Bartolomèo est Olivia, devenue veuve, qui tient un salon renommé à Florence. Elle avait épousé le vieux seigneur local; avant de mourir, celui-ci lui a demandé d’être heureuse après son décès. Elle est désormais très courtisée, par Don Esteban par exemple. Quant à Federigo, il était revenu à Florence pour se venger de ceux qui l’avaient autrefois dépouillé aux cartes, mais il lui annonce ne plus vouloir jouer à l’avenir. Il fait la cour à Olivia, qui se refuse mais lui propose de s’affronter à lui pour une dernière partie. Olivia refuse de jouer avec les cartes enchantées (car elles sont sales), ils prennent donc un jeu neuf. Federigo perd. Ils jouent la revanche, mais Olivia s’arrange pour le faire sortir de la pièce, redistribue les cartes et le fait gagner. Elle tombe dans ses bras.

- Intermède, devant le rideau - Don Esteban et Giuseppe veulent jouer un mauvais tour à Federigo, ce « traître » qui va arrêter de jouer et qui « perdait si bien » autrefois. Ils veulent révéler à tous que la baronne Bartolomèo a passé toute la nuit chez lui. Donna Bianca, furieuse des pertes de son mari, a épié Olivia : elle a vu un homme frapper chez Olivia « sans se cacher le moins du monde », « un homme blond, avec un sourire tout frais, tout neuf, un homme blanc, entièrement vêtu de blanc ». Ils décident de faire chanter Federigo avec « la nouvelle de son infortune », ou mieux, de le faire souffrir avec.

- Deuxième tableau –

Scène 1 : Dans la maison de Federigo (du premier acte). Federigo, qui « a des cheveux gris aux tempes, mais la jeunesse de son corps et de son visage est la même », rentrant de voyage, entre en scène, accompagné du Prince Blanc qu’il vient de croiser devant chez lui. Plusieurs allusions à la nature angélique du Prince Blanc : son nom, le vin transformé, etc. Le Prince Blanc nie toute qualité angélique. Federigo revient sur la chance qui lui a été donné, sur son épouse Olivia (épousée depuis six ans), de son retour des « Enfers » (en rêve, Federigo a rencontré le Diable , a joué contre lui, et a gagné les âmes de ses anciens amis qu'il garde enfermées dans un sac : elles seront libérées à sa mort.) Federigo, heureux et n’ayant plus rien à désirer, déchire les cartes enchantées. Olivia paraît au loin, Federigo court à sa rencontre, le Prince Blanc  promet de les attendre pour manger avec eux, mais disparaît dès que Federigo a le dos tourné.

Scène 2 : Olivia et Federigo s’entretiennent de leur relation. Craintes d’Olivia, même si Federigo lui affirme qu’il s’est retiré de tout pour protéger leur amour. Olivia s’effraye encore plus quand son mari lui explique que leur convive du soir sera le Prince Blanc. Ils le hèlent de loin, le Prince Blanc s’éloigne. Olivia savait qu’il ne viendrait pas, car elle le connaît, elle l'a déjà rencontré. Elle annonce à Federigo qu’elle est « sa mort », elle a obtenu ses pouvoirs de faire varier la lumière du soleil grâce au « signe » que lui a fait le Prince Blanc quand il est venue la voir dans sa maison, après leur première nuit florentine. « La mort n’est pas la même pour tous. Ta mort à toi, c’était ce qui composait ta vie, c’était Olivia », mais une grande passion peut se perpétuer dans l’au-delà s'ils restent unis. Sous prétexte de manger pour la dernière fois une orange, Federigo fait monter Olivia dans l’oranger enchanté, qui la retient prisonnière. Il obtient cent ans de répit : Olivia lui promet que ce siècle de vie sera sans amour.

 

Acte III

Scène 1 : Demeure de Federigo, bien plus richement meublée, en 1522. Federigo reçoit le lieutenant Soderini, au service du marquis de Mantoue. Le régiment voudrait offrir une épée d’honneur au général Federigo, mais celui-ci décline cet honneur : il sera alors en voyage. Soderini est troublé, car la rumeur assure que Federigo est centenaire, qu’il a trouvé un moyen de prolonger la vie grâce à ses recherches. Federigo « joue à la connaissance », il l'avoue. Soderini demande à Federigo son secret, car il est ambitieux. Mais la « magie » de Federigo ne peut servir qu’à lui-même…

Scène 2 : Entrée d’Olivia qui demande à Federigo de ne rien dire à Soderini, car c’est un « mouchard ». Soderini se dévoile par ses demandes ultérieures : il est bien envoyé par l’Inquisition ; il part, mais menace de ne pas revenir seul.

Scène 3 : Olivia souhaite que Federigo ne meure que par elle. Ils se retrouvent comme ils étaient hier, leur passion intacte, mais Federigo fait asseoir Olivia sur l’escabeau magique qui l'emprisonne comme l'avait fait précédemment l'oranger. Il accepte toutefois de la libérer, car Federigo vieillirait, perdrait la mémoire, et Olivia, « qui naissait de lui », finirait par se dissoudre avec lui. Ils seraient alors séparés pour toujours.

Scène 4 : Soderini revient avec un moine et deux soldats. Ils fouillent la maison à la recherche de preuves contre Federigo, mais ne voient ni Federigo ni Olivia malgré leur présence dans la pièce. L’officier revient, annonce qu’on a trouvé Federigo, mort, au fond de la gorge de Fantino. Le procès pour sorcellerie s’arrête de lui-même, et on rendra les honneurs au général qu’il fut.

Scène 5 : Federigo et Olivia restent seuls. Les visages de Federigo et Olivia « [prendront] les traits que les hommes voudront garder [d’eux] ». La postérité les imaginera, les jugera. « [Leur] amour est le calme. Dieu n’accueille que le calme… »

 

A SUIVRE

 

Illustrations : Dessin de Claude Garnier, paru dans Carrefour du 17 mars 1945. (Olivia porte une énorme couronne de fleurs.) – Caricature de Maria Casarès, parue dans Volontés de ceux de la Résistance du 14 mars 1945 (© Gallica-BnF)

Commentaires